Par Richard Neuville
Pour de nombreux observateurs, les résultats des
élections européennes du 25 mai dans l’Etat espagnol ont constitué une « surprise »
de taille et ont sensiblement modifié la donne politique dans ce pays. Mais, n’auraient-ils
pas surtout traduit, d’une part, une crise de régime profonde et perceptible
depuis plusieurs années et, d’autre part, une accumulation de forces résultant
d’un nouveau cycle de luttes initié par le mouvement des indigné-e-s en mai
2011 (15-M) ? Cette crise de régime s’est notamment cristallisée, au
lendemain de l’élection, avec l’abdication du Roi Juan Carlos au profit du
dauphin Felipe. La décision du monarque a entraîné de fortes mobilisations spontanées
dans l’ensemble du pays pour revendiquer un référendum et un processus
constituant en vue de l’instauration d’une IIIe République même, si une fois
encore, la « caste » politique est restée sourde et a entériné la
décision le 11 juin au parlement.
Trois principales
caractéristiques
De ce scrutin, outre une légère progression de la participation,
il se dégage trois caractéristiques principales : le déclin du bipartisme, la confirmation
de la revendication du droit à l’autodétermination en Catalogne et dans le Pays
basque et une forte poussée de la gauche alternative avec une progression de la
Gauche unie et l’irruption de Podemos (Nous pouvons !).
La première, situation inédite depuis le retour de la
démocratie, le « bipartisme », composé du Parti populaire (PP)
et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), habitué à recueillir 80 %
des voix aux différentes élections, chute de 30%. Le PP n’obtient que 26,05% et
le PSOE 23% ; les deux partis perdent 17 sièges par rapport à 2009. Ce
résultat est l’expression d’une réelle crise de la représentation.
La deuxième, pour la première fois depuis la Seconde
République, la Gauche républicaine catalane (ERC) arrive en tête à une élection
avec 23,7% des voix et devance les nationalistes de centre-droit de Convergence
et Union (CiU) qui ne réalisent que 21,9%. En Catalogne, Initiative pour la
Catalogne-Les Verts/ Gauche unie et Alternative (ICV-EUiA), également en faveur
de l’autodétermination, progresse de 4 points et obtient plus de 10%. A
quelques mois du référendum (le 9 novembre), les composantes en faveur de
l’autonomie renforcée de la Catalogne sont donc largement majoritaires. Dans
cette région, la participation a été supérieure de 10% par rapport à 2009. Et,
au Pays basque, Euskal Herria Bildu (gauche abertzale) est en tête dans deux
provinces sur trois (31,24% en Guipuzcoa et 19,5% en Alava) et réalise 20,1% en
Navarre. Dans ces deux régions historiques, la revendication du droit à
l’autodétermination progresse incontestablement et accentue la crise au niveau
de l’Etat central.
La troisième, le succès de la gauche alternative qui totalise
près de 18% des voix (Gauche unie : 9,99 %, Podemos : 7,97%) constitue un
événement. Par rapport à 2009, la Gauche unie multiplie ses voix par trois et
se rapproche de son score historique de 1996. Ses meilleurs résultats se
situent dans les Asturies (12,93%), bien que devancé par Podemos, et en
Andalousie (11,6%) avec notamment 14,9% dans la province de Cordoue. Elle obtient six sièges et plus d’1,5 million de voix. Pour
autant, la Gauche unie, enfermée dans un cadre institutionnel et bureaucratique,
ne parvient pas à être réellement en phase avec les nouvelles formes de luttes
et les nouveaux acteurs sociaux qui ont émergés depuis trois ans. A Madrid,
lieu emblématique de la contestation, elle est devancée par le mouvement
Podemos, tout un symbole !
L’irruption
de Podemos dans le paysage politique
Ce mouvement, créé en janvier 2014, est avant tout
l’expression politique d’un nouveau cycle de luttes initié avec le mouvement
des Indigné-e-s qui s’est prolongé notamment avec la Plate forme contre les
expulsions de logement, les « Marées » (blanche pour la santé, verte
pour l’éducation, rouge pour la recherche, orange pour les services sociaux) et
les « Marches de la dignité » en réaction aux politiques d’austérité
mises en œuvre par le pouvoir et la Troïka.
Après l’irruption du mouvement 15-M, qui avait vue l’occupation
des places dans de nombreuses villes et villages du pays en mai-juin 2011, les assemblées
des indigné-e-s avaient décidé de poursuivre la lutte et de résister contre les
conséquences des politiques d’austérité dans leurs quartiers de résidence.
Les assemblées de quartier se sont d’abord mobilisées
contre les expulsions de logement commanditées par les banques avec quelques
succès obligeant les régions (l’Andalousie, tout d’abord) puis l’Etat à
décréter des moratoires pour certaines situations. Leurs membres ont lutté aux
cotés des professionnels des secteurs concernés contre les coupes drastiques
dans les services publics (les « Marées », qui ont la particularité d’arborer
des tee-shirts de différentes couleurs selon le secteur). Avec d’autres forces
sociales, les assemblées ont engagé les « Marches de la dignité » à
travers le pays et organisé la convergence de celles-ci à Madrid le 22 mars
dernier. En accord avec les principes initiaux de « démocratie réelle,
maintenant ! », elles ont expérimenté de nouvelles formes de luttes
et dénoncé avec force la « caste politique », la corruption,
l’illégitimité de la dette et le pouvoir des banques. Elles ont participé aux
mobilisations contre le retour de l’ordre moral engagé par le gouvernement
réactionnaire du PP et la remise en cause de l’IVG et des droits des femmes Cette
accumulation de forces a joué un rôle essentiel dans la contestation de l’ordre
établi. Pour la première fois, depuis la fin du franquisme, le processus de
« transition démocratique » a été critiqué à une échelle de masse, ce
qui peut expliquer les mobilisations depuis l’abdication de Juan Carlos.
Mais cet activisme avait besoin d’une expression
politique, l’idée a germé de créer un instrument propre, seul susceptible à
leurs yeux de porter réellement leurs idées mais surtout d’expérimenter des
formes d’organisation réellement démocratiques, basées sur un processus
participatif pour l’élaboration du programme et la désignation des candidat-e-s.
Très rapidement, plusieurs centaines de « Cercles » se sont
constitués spontanément dans les villes et les villages. La campagne a été autofinancée
et son montant s’est limité à 130 000 euros. Des primaires ont été
organisées entre le 27 mars et le 2 avril, auxquelles 33 165 personnes ont
participé pour désigner les 64 candidat-e-s parmi les 150 présenté-e-s par les
cercles, ils/elles se sont engagé-e-s en cas d’élection à respecter une charte
déontologique en refusant toute forme de privilège. Pablo Iglesias, professeur
en sciences politiques de 35 ans, a été le porte voix le plus visible de cette
campagne, qui a repris les thèmes de lutte menées depuis trois ans : les
droits sociaux, le droit de décider, le sauvetage des banques, l’illégitimité
de la dette, les politiques d’austérité, etc.
En recueillant un peu plus d’1,2 millions de voix
(près de 8%) et en obtenant 5 sièges, Podemos
est entré comme par effraction dans le paysage politique institutionnel de
l’Etat espagnol en devenant la quatrième force du pays et la troisième dans
quatre régions : Madrid, les Asturies, la Cantabrie et l’Aragon. Les
prochains scrutins régionaux et municipaux constitueront des tests importants pour
mesurer son ancrage. Podemos a
convoqué des assemblées citoyennes à l’automne intitulées « C’est
possible ! » pour décider des orientations et d’éventuelles alliances
et les convergences possibles avec d’autres forces sociales et politiques.
Richard Neuville
Article rédigé pour Rouge & Vert Juin 2014 n°379
Pour en savoir plus :
Le site de Podemos
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